Cette semaine de printemps où la France a échappé au rationnement.

GRAND RÉCIT – Fin mars dernier, face à la flambée de l’absentéisme et des commandes non livrées, le gouvernement a demandé un plan d’urgence aux distributeurs.
L’armée française réquisitionnée pour continuer à faire tourner les grandes surfaces alimentaires déstabilisées par une explosion de l’absentéisme; les forces de l’ordre mobilisées pour canaliser les files d’attente géantes devant les magasins; les achats de pâtes et de riz limités à deux paquets par foyer, ceux d’eaux à six bouteilles… Le dernier week-end de mars, à la demande du gouvernement, les enseignes de distribution ont conçu des plans d’urgence à mettre en œuvre face au risque pesant sur l’approvisionnement alimentaire des Français. Tous prévoyaient, en dernier ressort, un recours au rationnement. Du jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le vendredi 27 mars, moins de deux semaines après le début du grand confinement, tous les indicateurs suivis quotidiennement à Bercy ont dangereusement viré au rouge : taux d’absentéisme dans les magasins alimentaires, taux d’absentéisme dans les entrepôts et taux de livraisons des commandes passées aux industrielles de l’agroalimentaire. Au gouvernement comme dans les états-majors des distributeurs, l’inquiétude est montée d’un cran. En fin de journée, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, demande aux distributeurs leur plan pour que les Français continuent d’être approvisionnés. Le lundi matin, il reçoit la note de synthèse qui aurait pu bouleverser la vie des Français. Ce document rédigé par la fédération de la grande distribution, la FCD, propose des mesures radicales à mettre en œuvre si la situation continue de se dégrader. Parmi elles, le rationnement.
Un plan secret en rupture avec les messages rassurants
Tenu secret, ce plan est en rupture avec les messages rassurants martelés deux semaines plus tôt. Le dimanche 15 mars, tous les patrons de la grande distribution – Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, Michel-Édouard Leclerc (Leclerc), Thierry Cotillard (Intermarché), Jean-Charles Naouri (Casino), Jean-Denis Deweine (Auchan), Dominique Schelcher (Système U), Frédéric Fuchs (Lidl) – sont réunis à Bercy pour une photo de famille inédite, autour de Bruno Le Maire et de Didier Guillaume, alors ministre de l’Agriculture. Il faut rassurer les Français. La veille, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé la fermeture des bars et des restaurants à partir de minuit. Les consommateurs se ruent dans les magasins pour se constituer des stocks de précaution. Bruno Le Maire le garantit : la filière alimentaire tiendra, le gouvernement y veillera, et la présence de tous les patrons d’enseigne l’atteste.
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En coulisses, ces derniers ont été prévenus par le Ministre : la France sera bientôt confinée, et seuls les magasins alimentaires resteront ouverts; le confinement risque de faire grimper l’absentéisme, et il faut mettre à profit les quelques jours qui restent pour se préparer. Le ministre promet d’être réceptif à leurs demandes et de les réunir très régulièrement. «Ce jour-là, Bruno Le Maire nous a délivré deux messages , se souvient Jean-Denis Deweine, le directeur général d’Auchan en France. Le premier : que la grande distribution est un service public, qui ne doit pas faire défaut. Le second : que nous devons impérativement prendre soin de nos collaborateurs. Pour eux, mais aussi pour qu’ils continuent de venir travailler et que la filière tienne.»
Lors de cette deuxième quinzaine de mars pleine d’incertitudes et de décisions politiques inimaginables quelques semaines auparavant, les Français et les distributeurs n’ont jamais été inquiets au même moment. À la veille du confinement, quand la distribution se montre rassurante, ce n’est pas du bluff : la demande a explosé, mais les ruptures observées ne sont que temporaires, le temps que les employés des magasins assurent le réassort. Les stocks sont hauts, et les commandes passées auprès des industriels sont livrées comme prévu. «Nous savons gérer des pics de demande. C’était soudain et subi, mais nous n’étions pas inquiets , se souvient Dominique Schelcher, le patron de Système U. En revanche, à partir du confinement, un cercle vicieux s’est enclenché.»
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Les Français, rassurés par le discours public des distributeurs et du gouvernement, ne sont plus paniqués. Pourtant, la demande en magasins reste nettement plus élevée que d’habitude, car ils prennent tous les repas chez eux, cantines et restaurants étant fermés. Distributeurs et industriels doivent alors résoudre une équation impossible : produire et acheminer plus de produits… avec moins de personnel. Comme le gouvernement l’avait prévu, l’absentéisme a grimpé. Une partie des salariés doit rester à la maison pour garder les enfants privés d’école; une autre est fragile ou craint le virus; certains sont effectivement malades, surtout à l’Est du pays. Dès le lundi 16 mars, les enseignes commencent à installer plexiglas et marquage au sol. Mais les masques tant attendus font encore défaut. «C’est l’un des premiers sujets que nous avons abordé avec le ministre, mais nous n’avons obtenu l’autorisation d’en acheter qu’à partir du 21 mars» , se souvient Jacques Creyssel, le patron de la FCD.
Pendant ces premiers jours de confinement, les stocks des magasins, des entrepôts et des industriels se vident à vitesse grand V. Au cours de la deuxième quinzaine de mars, la chaîne alimentaire fonctionne à flux tendu et commence à connaître des ratés. «D’abord, on se rend compte qu’on n’arrive pas à reconstituer les stocks de nos magasins , explique Dominique Schelcher. Et dans un second temps, on s’aperçoit que quand on repasse commande, les industriels n’arrivent pas à suivre.»
Du 20 au 24 mars, la prise de température de l’Ania, le lobby de l’agroalimentaire, est alarmante : près de 40% d’absentéisme en Ile-de-France. «À ce niveau, continuer à faire tourner une usine est une gageure» souligne un industriel. Chez Lactalis, on confirme avoir éprouvé «une vraie inquiétude sur la continuité de l’activité fin mars» . 30% des sociétés agroalimentaires en France déplorent des problèmes de main-d’œuvre, 40 % des difficultés d’approvisionnement, d’emballages ou de matières premières agricoles. Barilla France est «descendu à seulement 10 jours de stocks sur les pâtes, ce qui n’est pas sain , se souvient Miloud Benaouda, le patron de Barilla en France. Nous avons écoulé en une seule journée six mois de stocks. Si Barilla Italie n’avait pas livré la France, on n’aurait pas tenu.» Certains industriels, comme Bonduelle, qui a subi une ruée sur ses boîtes de conserve et surgelés, n’ont pas hésité à rationner leurs clients distributeurs.
Un autre maillon crucial de la chaîne alimentaire menace de faire défaut. Les chauffeurs routiers dénoncent l’impossibilité de se laver ou de se restaurer dans les stations-service d’autoroutes, qui ont fermé faute de trafic. Ils menacent de déposer les clés du camion. Sans chauffeurs, la chaîne alimentaire est rompue. Ce risque fait frémir le gouvernement, qui parvient dans l’urgence à faire rouvrir certaines stations-service le 19 mars. Il songe à réquisitionner celles qui sont réticentes.
Tous les indicateurs se dégradent.
À Bercy, l’inquiétude grandit. Les réunions téléphoniques sont devenues quotidiennes entre les patrons de la grande distribution, ceux de Lactalis et Danone, et Bruno Le Maire. Elles sont l’occasion de résoudre immédiatement les problèmes et de vérifier la solidité de la chaîne alimentaire. Trois indicateurs sont chaque jour passés au crible : le taux d’absentéisme dans les magasins, le taux d’absentéisme et de fonctionnement de tous les entrepôts, et le taux de livraison des commandes passées auprès des industriels.
Vendredi 27 mars au soir, les données remontées lors de cette réunion vont dans le même sens : «Tous les indicateurs se dégradent de façon très forte, surtout dans l’Est , se souvient Jacques Creyssel. Dans les magasins, le taux d’absentéisme moyen est de 15% à 20%, mais nous constatons des pointes à 35% ou 40%. Dans les entrepôts, l’absentéisme atteint 25% à 30%. Enfin, la proportion de commandes non livrées, qui oscille d’habitude entre 1% et 3%, atteint 20%, mais 25% sur les produits frais et jusqu’à 60% sur la crémerie. Dans les entrepôts, un taux d’absentéisme de 35% en moyenne, avec des pics locaux n’aurait pas été tenable.»
Il faut alors anticiper le pire. «Le métier de ministre, ce n’est pas de gérer, c’est de prévoir» , explique Bercy. Prévoir, ce vendredi 27 mars, c’est envisager toutes les mesures qui permettront aux Français de continuer à s’approvisionner malgré une nouvelle poussée d’absentéisme. «L’heure était grave. On s’est demandé où on allait» , se rappelle Dominique Schelcher. Samedi 28 et dimanche 29 mars, chaque enseigne élabore son propre plan d’urgence, qu’elle transmet le dimanche à la FCD. «Nous avions envisagé différents scénarios , se souvient Thierry Cotillard, alors président d’Intermarché. À 25% d’absentéisme nous tenions, à 50% non. Nous avons même envisagé qu’il atteigne 80% et que la grande distribution ne soit plus en mesure de faire son travail. C’était l’armée, dans ce cas, qui prenait le relais. C’était un scénario de film.»
La réquisition du personnel était envisagée
La synthèse réalisée le dimanche soir par la FCD, remise le lundi matin à Bruno Le Maire prévoit des mesures draconiennes. Première d’entre elles : limiter la variété des produits proposés en magasins. L’offre de riz, par exemple, aurait pu être limitée à une ou deux marques, car il est plus facile et plus rapide de produire et d’acheminer en masse un seul produit. La réquisition du personnel était envisagée, notamment dans le vivier du commerce non alimentaire, à l’arrêt. Enfin, le rationnement des produits (six bouteilles d’eau ou deux paquets de pâtes par exemple) était envisagé, en dernier recours. «Nous souhaitions absolument éviter d’en arriver là , explique Jacques Creyssel. Nous aurions eu des queues gigantesques devant les magasins. Il se serait forcément accompagné d’un recours aux forces de l’ordre.»
Bruno Le Maire l’a confié en avril, lors d’une interview sur France 2 : «On a envisagé un certain nombre de scénarios dont celui où les produits ne peuvent plus être transportés, ou il n’y a plus suffisamment de salariés dans l’industrie agroalimentaire ou la grande distribution, ou les commerces de détail sont fermés. Dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien il y a différents scénarios de rationnement ou on aurait dit aux Français d’acheter seulement un ou deux paquets de pâtes. Il y a eu différents scénarios de rationnement qu’on n’a jamais eu besoin de déclencher, et pour vous tout dire, je ne l’ai jamais envisagé.» Ces mesures auraient été mises en œuvre si l’absentéisme avait continué de se dégrader la semaine suivante.
Les fabricants de pâtes se concentrent sur les coquillettes
Ce plan n’a jamais eu à être dégainé. A posteriori, la plupart des distributeurs disent qu’ils pensaient que la filière tiendrait. In extremis, à compter du lundi 30 mars justement, tous les indicateurs ont commencé à s’améliorer, et l’absentéisme à refluer. Le déploiement du chômage partiel permet aux salariés qui gardent leurs enfants de les confier à leurs conjoints et de revenir travailler. Commandés une semaine plus tôt et acheminés par avion, les masques arrivent enfin. Des guides de bonnes pratiques sanitaires se déploient dans les usines, ce qui rassure les salariés. Enfin, seule mesure du plan à avoir été mise en œuvre de façon allégée, l’industrie agroalimentaire se concentre sur les produits les plus vendus, comme les coquillettes, au détriment de pâtes plus compliquées à produire, les macaronis au fromage par exemple. Les Français ont eu moins de choix dans les rayons, mais ils n’ont pas manqué de pâtes.
Pendant le confinement, la grande distribution et l’industrie agroalimentaire ont démontré une capacité d’adaptation exceptionnelle. «Passé l’effet de stupeur, nous avons su nous organiser et avancer d’un même pas, c’est une situation inédite» , estime Laurent Vallée, le secrétaire général de Carrefour. Le rôle des salariés a été crucial. «Dans d’autres secteurs, y compris publics, certains salariés ont fait défection , souligne Franck-Philippe Georgin, le secrétaire général de Casino. Dans la grande distribution, ces hommes et ces femmes qui ne bénéficient pas du même statut ou d’un niveau élevé de rémunération sont pourtant venus chaque jour servir les Français, malgré le virus et des temps de transport parfois allongés. Ils méritent notre reconnaissance.

Article “Cette semaine de printemps où la France a échappé au rationnement” extrait de “Le Figaro” du 31/12/2020, de Marie Bartnik et Olivia Détroyat.

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